Pierrot lunaire représenté en bunraku

1912. La vague de japonisme qui a déferlé sur l’Europe de la seconde moitié du XIXème siècle perle encore d’une écume féconde. Le Levant inspire toujours de nombreux créateurs dans tous les domaines. Adopter une dramaturgie d’inspiration japonaise pour mettre en scène Pierrot Lunaire, c’est choisir une distanciation qui donne aux personnages une vie émotionnelle et physique qui demeure imparfaite à décrypter pour le spectateur occidental. Il ne s’agit pas de « copier » le Japon, mais de retrouver dans son univers théâtral une charge émotive, onirique et puissante. C’est ainsi que nous avons choisi la forme et l’esthétique japonaise du bunraku, un théâtre de marionnettes traditionnel que le Japon connaît depuis trois siècles et sur lequel on joue des drames comparables à ceux de Shakespeare. Les personnages du Pierrot Lunaire, saignants, désarticulés, torturés, semblent exister authentiquement, dans ce mode de jeu affranchi des limites de l’humain. La marionnette offre une représentation railleuse mais fidèle de l’humanité, et les personnages, subordonnés au jeu de la manipulation n’en donnent que mieux l’image de l’homme empêtré dans l’adversité et les petites ironies de son existence.

 

Le texte de Pierrot Lunaire, délicate épopée constituée de trois parties expose la progression d’un jeune héros, exposé au désir, à la faute meurtrière et à sa rédemption. L’expressionnisme allemand naissant se prête parfaitement aux codes du bunraku, avec la représentation crue des sentiments dans des tableaux grinçants, tragiques et dérisoires. Parfaitement anthropomorphique, la marionnette de Pierrot et celle de ses partenaires de jeu peuvent se prélasser dans l’horreur jusqu’au ridicule. Les rapports des personnages se fondent comme dans les textes d’Albert Giraud traduits en allemand. Le ridicule et le grotesque (propre aux actions de Cassandre) rencontrent également un miroir ajusté à leur exubérance dans le Kyogen, cette part du théâtre comique japonais. Quant à la lune, tentatrice autant immatérielle que charnelle, réservoir des passions, instigatrice amoureuse, astre opiacé ou même exutoire fantasmé, elle prend corps dans une lanterne sphérique et devient un jouet dans les mains de Pierrot. La lanterne se disloque… et la lune n’est plus qu’une clarté insaisissable et scéniquement figurée par la lumière.

 

Jean-Philippe Desrousseaux

Paul Claudel à propos de Bunraku

L’acteur vivant, quel que soit son talent, nous gêne toujours, en mêlant au drame fictif qu’il incorpore un élément intrus, quelque chose d’actuel et de quotidien, il reste toujours un « déguisé ». La marionnette au contraire n’a de vie et de mouvement que celle qu’elle tire de l’action. Elle s’anime sous le récit, c’est comme une ombre qu’on ressuscite en lui racontant tout ce qu’elle a fait et qui peu à peu, de souvenir devient présence. Ce n’est pas un acteur qui parle c’est une poupée qui agit. Le personnage de bois incarne la prosopopée. Il nage dans une frontière indécise entre le fait et le récit (…).

 

La marionnette, c’est le masque intégral et animé, non plus le visage seulement, mais les membres et tout le corps (…) La marionnette n’est pas comme l’acteur humain prisonnière du poids et de l’effort, elle ne tient pas au sol, elle manœuvre avec une égale facilité dans toutes les dimensions, elle flotte dans un élément impondérable comme un dessin dans le blanc, c’est par le centre qu’elle vit, et les quatre membres avec la tête, en étoile autour d’elle, ne sont que ses éléments d’expression. Les Japonais n’ont pas essayé de la faire marcher, c’est impossible, elle n’a pas de rapport avec la terre, elle est fixée comme sur une tige invisible et elle tire la langue de tous les côtés. La jambe et le pied ne sont plus simplement des moyens d’avancement et de support, mais l’instrument et le ressort de toutes les attitudes, démarches et intrications spirituelles, ce qui sous nous exprime l’inquiétude, l’élan, la résistance, le défi, la fatigue, le réveil, l’envie de partir ou de rester.

 

Paul Claudel lors de son séjour au Japon en 1926